L’histoire diplomatique du Sénégal est une longue conversation avec l’islam, oscillant entre soft power spirituel et calcul géopolitique avec le monde arabo-musulman. #Senghor en fit un levier d’équilibre dans les années 1970, #Diouf lui donna une profondeur institutionnelle, #Wade une visibilité spectaculaire, et #Macky Sall une crédibilité prudente. Aujourd’hui, #Diomaye Faye hérite de cet leg présidentiel, tandis que #Sonko, Premier ministre, s’efforce d’en activer les ressorts dans un contexte de crise économique et de recomposition internationale. Le voyage qu’il mène actuellement dans les capitales du #Golfe en septembre 2025 n’est pas anodin. Il illustre la bascule d’un registre symbolique vers une stratégie assumée de captation des fonds souverains, où le Sénégal se rêve en carrefour entre l’Afrique subsaharienne et le monde arabo-musulman.
Mais derrière les poignées de main et les accords annoncés se joue une question plus profonde : jusqu’où ce pari sur l’islam diplomatique peut-il transformer la position du Sénégal, entre prestige retrouvé et dépendance redoutée ?
1- Le monde arabo-musulman dans l’architecture diplomatique du Sénégal
L’histoire de la diplomatie sénégalaise avec le monde arabe peut se lire à travers une logique de sphères d’influence, où l’islam constitue le noyau central. Dès les premières décennies de l’indépendance, le Sénégal a saisi que son identité religieuse pouvait être mobilisée comme ressource stratégique. Léopold Sédar Senghor, malgré sa singularité de président catholique dans un pays majoritairement musulman, fut l’un des premiers à comprendre l’intérêt de projeter cette identité dans le champ diplomatique. La mobilisation de l’aide des pays du Golfe pendant la crise pétrolière des années 1970 illustre cette intuition, tout comme la rupture avec la #Libye en 1980, face aux tentatives de subversion de #Kadhafi, qui mit en évidence les limites de cette ouverture. Dans ce cadre, l’islam n’était pas seulement un levier diplomatique, mais aussi un mécanisme de régulation interne, permettant de consolider le pouvoir autour d’une identité partagée.
Ce cercle arabo-musulman, toutefois, n’était pas uniquement religieux mais aussi idéologique. Senghor cultiva des liens privilégiés avec des figures du socialisme arabe comme Habib #Bourguiba en #Tunisie et Houari #Boumédiène en #Algérie. Avec Bourguiba, il partageait l’idée d’un islam compatible avec la modernité et la rationalité politique, ce qui renforçait l’image d’un islam « éclairé » que Dakar pouvait exporter comme marque diplomatique. Avec Boumédiène, c’était le registre tiers-mondiste qui dominait. L’Algérie, pilier du #socialisme arabe et du Mouvement des non-alignés, offrait au Sénégal une tribune pour s’inscrire dans un discours anti-impérialiste, sans rompre pour autant avec l’#Occident. Ce double registre élargissait l’espace diplomatique du Sénégal, lui conférant une fonction de médiateur et une capacité symbolique croissante dans les relations Sud-Sud.
Sous Abdou Diouf, ce noyau se densifie et s’institutionnalise. Le prestige de Diouf dans le monde arabo-musulman tenait à sa qualité de premier président musulman du Sénégal après Senghor. Cette identité renforçait la légitimité du pays au sein des cercles islamiques, lui permettant de s’exprimer avec une crédibilité nouvelle auprès des dirigeants du Maghreb et du Golfe. Elle confortait également l’image d’un Sénégal fidèle à ses alliances occidentales tout en s’ancrant dans la communauté musulmane mondiale. La reconnaissance internationale du Sénégal s’en trouva accrue, consolidant sa position dans les équilibres régionaux. La participation sénégalaise à la guerre du Golfe en 1991 en fut l’illustration la plus marquante. Généralement analysée comme un alignement sur l’Arabie saoudite et les États-Unis, cette décision traduisait aussi une logique sécuritaire régionale. Dans un contexte marqué par les tensions avec la #Mauritanie, Dakar y voyait un moyen de se prémunir face à l’influence grandissante de Saddam Hussein, dont certains partis mauritaniens, notamment issus du mouvement baasiste, se réclamaient ouvertement. Ainsi, la guerre du Golfe fut autant un terrain de projection moyen-oriental qu’un espace où se jouaient les équilibres ouest-africains. En parallèle, Diouf renforça la coopération religieuse avec le #Maroc, notamment à travers la création de la Ligue des Oulémas du Maroc et du Sénégal en 1985, ancrant une diplomatie spirituelle durable.
Ce double registre – militaire et religieux – révèle une constante de la diplomatie sénégalaise : être un pays musulman modéré, stratégiquement convoité par l’Occident et respecté dans le monde arabe. La profondeur historique de la #Tijaniyya accentue cette spécificité. Née au Maroc au XVIIIe siècle avec Cheikh Ahmed al-Tijani, cette confrérie, diffusée au Sénégal par El Hadj Omar Tall, a profondément marqué l’islam ouest-africain. Elle constitue une passerelle religieuse et culturelle entre Dakar et Rabat. Pour le Maroc, la Tijaniyya incarne un instrument d’influence au sud du Sahara. Pour le Sénégal, elle est une ressource symbolique et diplomatique, transformant la relation maroco-sénégalaise en une alliance durable, mêlant mémoire religieuse et intérêts stratégiques.
Dans le prolongement de cette diplomatie confrérique bilatérale avec Rabat, le Sénégal a également investi le champ multilatéral, cherchant à élargir cette proximité religieuse à une représentation institutionnelle plus large. Le pays sous Senghor a ainsi joué un rôle structurant dans la genèse de l’Organisation de la Conférence islamique (#OCI), créée en 1969 à la suite de l’incendie de la mosquée Al-Aqsa. Dakar s’est imposé comme acteur moteur, défendant la place de l’Afrique subsaharienne dans une institution longtemps dominée par le #Maghreb et le #Machrek. L’organisation de plusieurs sommets à Dakar – celui de 1991 sous Diouf puis celui de 2008 sous Wade – illustre cette volonté d’ancrer durablement le pays dans la diplomatie islamique mondiale. Ce rôle a conféré au Sénégal une fonction structurelle de représentation de l’Afrique noire musulmane.
Avec Abdoulaye Wade, cette dynamique prit la forme d’une diplomatie de visibilité. Le sommet de l’OCI de 2008 transforma Dakar en vitrine de l’islam modéré, projetant la capitale comme carrefour entre l’#Afrique noire et le monde islamique. L’événement fut autant une démonstration de prestige qu’une opération de repositionnement international. Les infrastructures financées par les monarchies du Golfe – routes, hôtels, mosquées – modernisaient la capitale tout en envoyant un signal : le Sénégal est une terre d’accueil de la visibilité islamique. Toutefois, cette phase révéla aussi une dépendance accrue vis-à-vis des capitaux du Golfe, accentuée par les réseaux personnels de Wade et de son fils Karim.
Macky Sall, pour sa part, adopta une posture plus prudente et pragmatique. Il consolida les axes avec #Rabat et #Riyad, tout en évitant de donner au cercle arabe une priorité trop visible. La promesse, en 2015, d’envoyer des troupes pour la coalition au Yémen – promesse jamais concrétisée – illustre cette diplomatie calculée, qui capitalise sur l’identité religieuse sans assumer de risques militaires majeurs. En tant que président de l’OCI en 2012, il mit à l’agenda la crise du Mali, cherchant à faire reconnaître la sécurité du #Sahel comme un enjeu musulman global. Sous son mandat, le Sénégal privilégia la crédibilité à long terme plutôt que les démonstrations spectaculaires. Le capital engrangé fut réputationnel : un pays fiable, médiateur, et pilier de stabilité régionale dans un système international polarisé.
Ainsi, de Senghor à Sall, se dessine une trajectoire où l’Islam s’impose comme matrice d’influence et ressource stratégique, transformant progressivement le Sénégal en acteur pivot entre Afrique subsaharienne, monde arabe et Occident.
2- Diomaye et Sonko: continuité, accentuation et perspectives
L’arrivée de Bassirou Diomaye Faye à la présidence en mars-avril 2024 et d’Ousmane Sonko comme Premier ministre ne constitue pas une rupture dans l’usage diplomatique du monde arabo-musulman, mais plutôt une intensification d’une orientation structurelle déjà ancienne. Depuis Senghor dans les années 1960-1980, chaque président sénégalais a mobilisé l’identité musulmane comme ressource symbolique et levier de légitimation externe. Mais Sonko et Diomaye héritent d’un contexte marqué par une économie sous contrainte et par un réajustement des alliances traditionnelles, qui les amène à réinvestir ce cercle avec davantage de densité stratégique. En vérité, le Sénégal de 2025 est placé face à une double tension : répondre à une demande sociale pressante, principalement portée par une jeunesse en quête de perspectives, et composer avec des marges budgétaires étroites. Dans ce cadre, l’ouverture vers le Golfe apparaît non comme une réorientation idéologique, mais comme une option pragmatique de diversification des (inter)dépendances, intégrée à une stratégie plus large de repositionnement dans un ordre multipolaire.
Les ressources mobilisées dans cet espace sont perçues comme complémentaires et additives, contribuant à l’élaboration d’un nouvel équilibre diplomatique.
La continuité s’exprime d’abord par le registre religieux. À l’instar de ses prédécesseurs, Sonko valorise l’image d’un Sénégal vitrine de l’islam tolérant et respecté dans l’ensemble du monde islamique. Cet héritage religieux fonctionne comme un capital diplomatique convertible, qui accroît la légitimité du pays auprès des monarchies du Golfe. C’est dans cet esprit que le président Bassirou Diomaye Faye a choisi, dès avril 2024, de se rendre en Arabie saoudite pour accomplir la Oumra, combinant spiritualité, #diplomatie identitaire et affirmation de souveraineté. Cette séquence a été prolongée par des visites officielles aux Émirats arabes unis et au #Qatar en mai-juin 2024, orientées vers la sécurisation de partenariats stratégiques dans l’énergie, les infrastructures et l’éducation. Ousmane Sonko, pour sa part, a multiplié les déplacements économiques, notamment à #AbouDhabi en 2024, et conduit en septembre 2025 une tournée dans plusieurs capitales du Golfe, confirmant la centralité opérationnelle de ce cercle diplomatique.
L’accentuation du choix se traduit par un engagement plus visible et par une priorisation assumée de l’axe golfo-sénégalais. Là où les régimes précédents pouvaient jouer sur une pluralité de cercles – Occident, Afrique, Chine, Turquie – Sonko et Diomaye s’appuient davantage sur le Golfe comme réservoir de liquidités stratégiques et comme vecteur d’investissement. Cette orientation ne traduit pas une dépendance choisie, mais une tentative de réécriture des marges de manœuvre, dans un contexte de recomposition des équilibres Nord-Sud. Le Forum de Doha, où le Sénégal s’est imposé depuis le milieu des années 2000 et qu’il a encore fréquenté en 2025, illustre cette ambition : plus qu’un lieu de débats, il devient pour Dakar une plateforme de projection narrative, où Diomaye a porté un discours sur la justice globale, le rééquilibrage géoéconomique et la solidarité islamico-panafricaine.
L’activation de ce cercle repose aussi sur une mise en récit du religieux comme garantie de stabilité systémique. Le Sénégal se présente dès lors comme un véritable laboratoire religieux et politique, capable de transformer une singularité interne en modèle exportable. Il s’agit d’un pays qui articule islam confrérique et mouvances réformistes sans basculer dans le conflit, et qui peut dialoguer simultanément avec les monarchies du Golfe, les puissances réformistes comme la #Turquie et les espaces à forte tradition confrérique tels que le Maghreb. Cette pluralité, loin de diluer sa cohésion, renforce sa crédibilité et nourrit un soft power religieux qui conjugue stabilité interne et capacité de médiation. Dans cette dynamique, les anciens étudiants sénégalais formés dans les universités du monde arabo-musulman jouent un rôle décisif. Qu’ils soient issus des confréries ou des courants réformistes, ils servent de relais dans les réseaux académiques, religieux et politiques, facilitant l’accès de Dakar à des cercles décisionnels stratégiques. Leur implantation du Caire à Médine, de Khartoum à Doha ou Istanbul prolonge ce laboratoire interne par une diplomatie parallèle. Ainsi, le Sénégal consolide son image d’acteur respecté et recherché, fort d’un capital relationnel diasporique qui complète ses instruments officiels.
L’#islam tempéré du Sénégal, au-delà d’une identité culturelle, se déploie comme une véritable infrastructure de confiance, capable d’attirer les capitaux. Ce socle symbolique trouve aujourd’hui une traduction financière concrète à travers les fonds souverains du Golfe. Le Qatar Investment Authority (QIA), l’Abu Dhabi Investment Authority (ADIA) et le Public Investment Fund (PIF) saoudien ne sont plus de simples bailleurs. Ils apparaissent comme des instruments d’intermédiation et de projection d’influence que Dakar cherche délibérément à mobiliser.
Dans le cadre du Plan Jubbanti Koom, leur rôle est pensé comme structurant : financement de pôles agro-industriels dans la vallée du fleuve Sénégal et en Casamance, intégration logistique par les corridors routiers et ferroviaires vers Bamako, Ziguinchor et Tambacounda, appui à la transition énergétique par des centrales solaires, éoliennes et gazières dont l’exploitation est attendue dès 2025-2026, et investissement éducatif à travers la création de campus universitaires en partenariat avec des institutions qataries ou émiraties. L’enjeu dépasse la seule dimension financière : il s’agit de convertir une affinité religieuse en capital géopolitique et d’ancrer le Sénégal comme hub africain du dialogue islamique et du financement alternatif. Autrement dit, les fonds souverains du Golfe ne se réduisent pas à des instruments de liquidité ; ils deviennent des leviers de reconfiguration géoéconomique, inscrivant le pays dans les nouvelles chaînes de valeur mondiales tout en consolidant sa place d’acteur-pivot de la médiation afro-arabe.
Conclusion
En définitive, l’orientation actuelle du Sénégal ne traduit pas une rupture, mais une réorganisation stratégique autour d’un axe ancien : l’islam comme matrice de diplomatie et le monde arabo-musulman comme partenaire privilégié. La véritable question n’est pas de savoir si ce choix est pertinent – il l’est –, mais comment il sera géré dans un contexte de rivalités du Golfe et de recomposition des équilibres globaux. Car trois chemins s’ouvrent : (i) consolider un rôle de carrefour entre Afrique et Golfe, (ii) jouer un équilibrisme risqué entre partenaires antagonistes, ou (iii) glisser dans une dépendance financière contraignante. Mais une quatrième voie, plus audacieuse, existe : ériger la stabilité et cohabitation entre confréries et mouvances réformistes en capital normatif. Ce qui est perçu ailleurs comme une fracture peut devenir, au Sénégal, une ressource diplomatique unique : la preuve qu’un pluralisme islamique intégré dans une République démocratique et laïque est possible et exportable. C’est dans cette capacité à projeter sa propre cohésion interne comme modèle de gouvernance et de médiation que se jouera l’avenir du Sénégal, non seulement dans le monde arabo-musulman, mais au cœur du système international en recomposition.
Dr Mamadou Akila Bodian
Institut Fondamental d’Afrique Noire Cheikh Anta DIOP
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
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